John Ronald Reuen Tolkien a toujours eu du mal à s’imposer en France. Même le succès incontournable de l’adaptation cinématographique par P. Jackson de son oeuvre la plus célèbre, « le Seigneur des Anneaux », a suscité en nos contrées des moues dubitatives. Tel éminent critique, à
la sortie du premier volume, concédait du bout des lèvres que le film était sauvé par « le sens épique » du réalisateur, et dans la foulée appelait avec gourmandise à goûter la sortie imminente d’un
« vrai » film (en l’espèce « gangs of New York » , auquel lequel on n’a pas grand’chose à reprocher par ailleurs, mais qui n’avait rien à envier au « Seigneur… » en matière de violence et de lourde symbolique…). Certes, l’univers de J.R.R Tolkien n’est pas forcément d’un abord facile, et à tout prendre, notre critique critique touchait juste : hors le souffle épique, il faut explorer l’oeuvre comme un continent, ce qui peut lasser, rebutter… On peut légitimement décliner le voyage.
J.R.R. Tolkien naquit à Bloemfountein (dans l’actuelle République d’Afrique du Sud) en 1892. Il perdit très tôt son père, et revint jeune enfant encore en Angleterre. Il vécut dans un petit village près de Birmingham, Sarehole, depuis lors avalé par la banlieue tentaculaire de « B’Ham », comme l’appellent affectueusement ses habitants. Tous ces éléments, perte du père, perte d’une ruralité happée par le monde industriel, ont probablement joué un rôle dans la genèse de l’oeuvre.
L’oeuvre…
Laquelle, au fait ? J.R.R Tolkien, outre le célébrissime SdA, a produit plusieurs livres. Le second en célébrité, mais précédent en chronologie, est « Bilbo le Hobbit », dont le personnage-titre figure en bonne place dans le SdA. En troisième position, on citera le « Silmarillion », publié à titre posthume par son fils Christopher (le seul qui ait suivi la voie paternelle, et dans l’édition, et dans la filière professionnelle puisqu’il devient aussi professeur à Oxford), littérairement indigeste mais qui a le mérite ou peut-être le blâme de donner la toile de fond du SdA, et d’en expliquer platement toutes sortes d’attendus et de sous-entendus. En fait, le SdA tout entier tient dans un court chapître final du Silmarillion…
Pour finir, on citera quelques nouvelles, courts romans, et recueils de poemes dans le style du « vers allitératif anglo-saxon », poèmes dont les poètes professionnels se sont toujours allègrement gaussé. Peut-être Tolkien fût-il à la poèsie ce que Voltaire fut au théâtre ? Sans juger de la qualité des vers en question, ce qui me dépasse, du moins peut-on y déceler une source majeure : l’amour passionné des langues anciennes, en l’espèce le vieil anglais, langue purement germanique, dont Tolkien regretta amèrement, sa vie durant, la corruption par le français des conquérants normands…
Au risque de décourager l’explorateur devant l’ampleur de la tâche, il faut bien l’avouer : le coeur de l’oeuvre de J.R.R Tolkien, c’est bel et bien le Silmarillion… Ouvrage tôt commencé, jamais fini, puisque, on l’a vu, publié après sa mort. Dans ses premières ébauches, il s’intitulait le « livre des Légendes Perdues », titre pompeux, mais reflétant fort bien l’ambition de son auteur. Le Silmarillion commence… A la Création du Monde ! Et mieux, il décrit sa propre Genèse, en toute modestie. On touche là, d’emblée, à une autre clé majeure de l’oeuvre de Tolkien : la religion. Tolkien etait fervent catholique, ce
qui, en Angleterre, n’est pas forcément facile à porter. Ceci explique l’absence apparente de religion dans le SdA (dont des exégètes distraits ont pu s’étonner…). Il est vrai qu’on n’y voit pas un seul prêtre, pas une seule église… Mais toute l’oeuvre de J.R.R Tolkien est imbibée de religion ! Il met en scène Dieu Lui-même (re-nommé « Eru », ou « Illuvatar », au gré du texte), et le Très-Haut intervient directement dans le script, prononçant et effectuant, de but en blanc, la transformation de la terre plate en terre sphérique (lors de la submersion de Numénor) !
Après avoir évoqué déjà la passion de linguiste de Tolkien (à travers le « vers anglo-saxon »…), nous venons d’en voir une autre illustration. Dieu, dans le Silmarillion, est donc nommé « Illuvatar »…
Comment ne pas y voir, et y entendre, « Illustrious Father » ? Non, ce n’est pas une blague. Tolkien, de son propre aveu, a voulu construire toutes ses extravagantes histoires comme des illustrations de
ses propres inventions linguistiques ! Très tôt, il s’attacha à créer des langues imaginaires, bien avant d’acquérir la confortable dignité de Don à Oxford. Très sensible à la musique des mots (d’où
aussi, sans doute, le fameux « vers allitératif… »), il se basa sur la phonétique, respectivement, du finnois et du gallois. Il créa donc de toutes pièces deux langues, le « quenya » (pseudo-finnois, si on veut) et le « sindarin » (pseudo-gallois, de même). Le premier est la langue des premiers elfes,
apparus sur terre par la Grâce de Dieu, stricto sensu, spontanément doués de parole. Le second est une évolution du premier, puisque les langues vivent, et que le cours du temps, inexorablement, les corrompt…
Il reste un dernier ressort à toutes ces étonnantes histoires… Autant le « Livre des Légendes Perdues » trouve ses premiers brouillons vers 1917, alors que Tolkien, sur le front français, tombe malade à répétition (ce qui le sauvera, d’ailleurs), pour être inlassablement remanié jusqu’à la mort du bonhomme, autant, vers la fin des années 30, Papa Tolkien doit, comme bien d’autres, contribuer aux nuits enchantées de ses petits bonshommes et bonnes femmes, et pour celà… Il invente des histoires ! Il ne leur sert pas tel que le « Livre des Légendes Perdues », assez foisonnant et obscur, mais il s’en inspire sourdement, et il raconte, raconte… Tolkien était, d’évidence, un merveilleux conteur. Ce qui explique au demeurant pourquoi le « souffle épique » traverse le SdA, pourquoi la joie enfantine anime le « Hobbit »… Et pourquoi le Silmarillion est, pour être poli, pesant : Christopher a sans doute hérité des notes et des brouillons, mais pas du talent. Enfin, pas de celui-là, en tous cas.
A cet égard, il convient de signaler que J.R.R.Tolkien n’était pas un écrivain professionnel, qu’il n’utilisait aucun des outils désormais classiques de l’écriture (scripts, story boards et autres…). Il écrivait, totalement, « à l’intution ». Ainsi, lorsqu’il commença le SdA, il pensait seulement écrire une suite au « hobbit », sans imaginer seulement ce qui allait en sortir. Le personnage d’Aragorn, par exemple, qui allait faire le succès de Viggo Mortensen auprès des dames (ou, pour rester politiquement correct, auprès de qui aime les beaux hommes…), n’existait pas avant que Tolkien écrivît la scène de l’auberge du Poney Fringant (« the Prancing Pony »).
Nous voici donc nantis de trois facettes du personnage Tolkien, qui sont autant d’axes clairs, autour desquels s’articule l’oeuvre :
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le linguiste,
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le catholique,
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le conteur
J.P Uro